Projet d'article pour la rubrique « La guerre des mots » ou « Les mots pour la dire » pour la Siefar
Le 20 novembre 2008, Nicole Dufournaud
(Relecture d'Aurore Evain et d'Eliane Viennot)
Les mots pour la dire… proposent une liste des mots féminins utilisés sous l'Ancien Régime. Cette rubrique est née du désir de participer au grand débat de la fin du XXe siècle sur la féminisation des mots de métiers qui a aboutit, en France, à une circulaire du Premier ministre du 6 mars 1998 parue au Journal Officiel du 8 mars 1998 : elle fait obligation de faire figurer la dénomination féminine des métiers, fonctions, grades et titres dans les textes réglementaires et les documents officiels des administrations et des établissements publics de l'Etat. Plus largement, les règles grammaticales de formation du féminin sont concernées car le désaccord entre le genre grammatical et le sexe naturel a des incidences dans les discours et dans la représentation du modèle auquel toute société aspire.
Dans la langue française, coexistent deux genres féminin et masculin, à la différence par exemple de l'allemand qui en comprend trois, avec le neutre. En français, le genre dit masculin a la capacité de représenter les deux genres, ce qui n'est pas le cas pour le genre dit féminin ; le genre masculin peut désigner les hommes ET les femmes, soit le genre humain à lui seul : par exemple, en informatique, l'Interaction Homme-Machine est une mauvaise traduction de Human Computer Interaction ! Une première constatation est grammaticale : c'est le masculin qui prévaut dans les règles d'accord ; une autre est le non-usage de certains mots féminins devenus inutiles !
La controverse de 1998 a montré que l'Académie française, raide sur ses positions, a refusé un processus de création de mots féminin. Sans entrer dans des débats linguistique et grammatical, limitons notre analyse sur les pratiques sous l'Ancien régime. D'abord, nous constatons que les mots féminins n'ont pas à être créés car ils existaient bien avant la création de l'Académie française en 1634.
En vieux français, le suffixe esse est utilisé pour les terminaisons féminines à des substantifs puis à la fin du Moyen Age à des adjectifs. Parmi les substantifs féminins en esse, citons les titres comme comtesse ou emperesse, les charges comme abbesse ou chanoinesse, mais également étendus à des noms comme hôtesse, négresse, pecheresse, chevaleresse. L'idée même de l'Académie française de refuser la création de nouveaux mots pour des appellations spécifiquement féminines signifie que cette assemblée nie un usage ancien qui demeure encore aujourd'hui. En effet, la forme féminine en esse est conservée dans la langue juridique : demanderesse, défenderesse ; la langue poétique : diane-chasseresse ; et biblique : femme-pécheresse. Quant aux adjectifs, jusqu'au XIXe siècle, ils se terminent également par esse comme une femme ivresse ou en resse ou eresse comme revenderesse ou vendresse. L'évolution de ces usages montre un passage du suffixe esse au suffixe ière : par exemple, le mot chevaleresse s'emploie au XIXe siècle sous la forme de chevalière (cité par K. Nyrop, page 426). Les terminaisons en e est la forme plus simple pour les adjectifs comme les substantifs féminins : par exemple la possesseure, la bailleure, la serviteure mais aussi la sujecte et la seigneure. Cet ancien usage est conservé par les Québécois. Enfin, le suffice ixe comme dans procuratrixe devient ice à partir de la fin du XVIe siècle. L'exemple du mot autrice étudié par Aurore Evain montre que la règle édictée par l'Académie française au XVIIe siècle a favorisé un siècle plus tard l'éradication de l'usage du mot au moment de la professionnalisation du statut d'auteur.
Les imprimeurs comme Estienne ou les grammairiens de la fin du XVIe siècle et du XVIIe siècle se sont emparés de la question de la déclinaison des noms. Selon Livet, le grammairien Megret soutenait que la langue française ne connaissait pas de déclinaison : « les noms françois ne changent point leur fin. » (voir Livet page 70). Pour Livet, Megret était bien le seul à prétendre cela à son époque. Quant à Henri Estienne, il précise la pensée de son père sur le troisième genre, le neutre, « confus avec le masculin » (Livet page 594). La question du neutre dans la langue française revient régulièrement que ce soit chez les grammairiens du XVIe ou XVIIe siècle ou chez Livet au XIXe siècle et bien entendu chez Nyrop au XXe siècle. La question du troisième genre a des incidences sur le genre féminin, car cette confusion avec le masculin dessert le féminin et tend à une universalisation du masculin.
Après la question de la terminaison genrée des substantifs et adjectifs, se pose celle des accords. A la Renaissance, le grammarien Pierre Ramus considère comme une anomalie l'usage de privilégier le masculin au féminin (voir Livet page 238). Il cite un poème de Clément Marot :
…Notre langue a sete fason,
Ke le terme ki va devant,
volontiers rejit le suivant,
Les vies exemples je suivre,…
… Voela la forse ke posede,
Le feminin kand il presede…
que modernise Livet :
…Nostre langue a ceste facon,
Que le terme qui va devant
Volontiers regit le suivant.
Les vieux exemples je suivray…
…Voila la force que possede,
Le feminin quand il precede…
En ancien français, l'usage veut que l'adjectif ou le participe qualifiant plusieurs noms s'accorde avec le plus proche. Par exemple, la petite grammaire cite : « es vos Charlon o sa grant gent venue » c'est-à-dire « voici Charles arrivé avec sa grande troupe » ; « venue » est ici accordé avec « sa grant gent » plus proche. La conséquence de cet usage est l'accord avec le mot féminin s'il se trouve le plus proche. Or au XVIIe siècle, Vaugelas édicte la règle suivante : « le masculin l'emporte sur le féminin… » et en donne la raison : « …parce que plus noble ! » ; même dans le cas de trois substantifs, dont le premier est masculin, et les deux autres féminins, le genre masculin prévaut tout seul contre deux féminins, même si ces dernières sont plus proches : il prend pour modèle Malherbe. L'adjectif s'accorde de la même manière « parce que deux substantifs differens demandent le pluriel au verbe qui les suit, et dés que l'on employe le pluriel au verbe, il le faut employer aussi à l'adjectif, qui prend le genre masculin, comme le plus noble, quoy qu'il soit plus proche du feminin. » (voir pages 82, 84 et 381). L'usage qui prévalait jusqu'au XVIe siècle n'est plus respecté par ceux qui édictent la grammaire moderne.
Nous constatons l'importance de l'utilisation des mots : le fait de rendre invisible les femmes dans la grammaire, de retirer certains mots dits « inutiles » et de privilégier le genre masculin au nom du genre humain puis du genre féminin seul, influe sur les pratiques juridiques, sociales et économiques, d'où la disparition de mots comme « matronyme », « matrimoyne » et toutes les formes féminines en esse qui deviennent archaïques. Faisons revivre les mots qui désignaient les femmes, toutes les femmes, qu'elles soient au travail, dans la représentation sociale ou au sein de leur vie privée.
En conclusion, citons Livet (page 424), un homme de son temps : « En parlant de soi et d'un autre, le Français se place le dernier ; ainsi on dit : Pierre et moy plutôt que moy et Pierre, à moins qu'on ne parle d'un domestique, d'un homme très-inférieur ou de sa femme. Quelques-uns cependant font à leur femme cet honneur de la nommer avant eux, mais non sans paraître ridicules au plus grand nombre qui leur reproche de parler en hommes γυνααοαρατούμενοι [mot en grec à traduire], menés par leurs femmes. »
Bibliographie :
Evain Aurore, « Histoire d'autrice de l'époque latine à nos jours », Semeion, « Féminisation des noms de métiers : état des lieux 20 ans après la première circulaire, Université Paris Descartes, février 2008, n° 6
La Ramée Pierre de, Grammaire, Paris, 1572.
Livet Ch.-L., La grammaire française et les grammairiens du XVIe siècle, Paris, 1859.
Nyrop Kristoffer, Grammaire historique de la langue française, 1960, tome 2, 2e éd.
Petite grammaire de l'ancien français XIIe-XIIIe siècles, éd. Faral, Paris, 1941.
Vaugelas Claude Favre de, Remarques sur la langue françoise utiles a ceux qui veulent bien parler et bien escrire. Paris, Vve J. Camusat et P. Le Petit, 1647.